L'érotisme chez Bram Stoker
Dans les écrits qu’il a produit sur son projet d’écrivain, Bram Stoker se positionnait contre les auteurs qui, dans leurs récits, parlaient explicitement de sexualité. En cela, Stoker se soumettait parfaitement à la morale victorienne qui caractérisait son époque.
Mais son but n’est pas là.
On a vu qu’il est bien souvent de front contre cette même morale et qu’il exprime clairement à ceux qui veulent entendre que cette morale n’a rien de bon pour la compréhension de soi et de son environnement...
Pourquoi avoir présenté le caractère érotique de son œuvre par des biais douloureux ou compliqués ? Pourquoi avoir écrit un roman dans une encre érotique, alors que rien de sexuel n’y est vraiment décrit ?
Dans le roman de Stoker, l’opposition entre ce qu’il s’entend et ce qu’il se pense est frappante.
La sexualité n’est pas évoquée directement, les descriptions sont imagées et implicites, rien n’est avoué. Mais, finalement, l’érotisme reste lié à la figure du monstre qui cristallise ce que la société moderne refoule dans laquelle le roman se déroule.
C’est un des thèmes principaux qui guide la vie d’une personne qui cherche à se connaître mieux, et, dans un soucis profond d’humanité, je dirais que Stoker ne pouvait pas passer à coté.
Pour tout vous dire, pour moi, ce roman est une merveille avant toutes choses parce qu’
il parle des sentiments, des désirs et de l’Amour, ceux-ci liés et imbriqués dans une machine infernale qui les détruits et les crées à tout instant.
Le désir à travers l’éros. L’Amour qui le transcende.
L’érotisme jaillit de
Dracula une première fois à travers les trois femmes-vampires qui vivent dans le château de Dracula.
L’éloignement, donc le désir de contact avec les facettes connues chez l’Homme qu’éprouve Jonathan le rend attentif à ses émotions, bouleversées et amplifiées…
Lorsque Jonathan les rencontre pour la première fois, il avoue, non sans difficulté, son impuissance face à leurs charmes :
"Oui, je brûlais de sentir sur les miennes les baisers de ces lèvres rouges"(p88).
Les sentiments qui dans cette scène se mêlent à la fois au désir du féminin et à son amour qu’il ressent comme éternel m’a profondément ému.
Plus loin dans le récit, Van Helsing éprouvera un désir similaire à leur égard.
Ces Femmes-Vampires, elles vont dans le sens de cette métaphore, dans le sens de ce lien entre le désir et l’amour charnel qu’elles inspirent qui symbolisent la mort ou l’errance dont elles sont l’allégorie. Ainsi leur effet sur le mortel est inévitable. Les cœurs des Homme sont similaires.
Ce n’est donc pas vraiment des personnages, mais des représentations symboliques et c’est en regardant à travers cette lunette le récit de Bram Stoker qu’il prend, à mon avis, tout son sens.
Dracula représente lui aussi une belle allégorie, celle de l’Amour détruit, objet de souffrances éternelles et d’aveuglément. On pourrait détailler, mais je n’y tiens pas. Finalement, chacun y trouve ce dont il a besoin et ce qu’il peut y voir…
L’attraction qu’exerce le comte lui-même sur les femmes est symboliquement moins explicite.
Bram Stoker ne dresse pas de lui un portrait aussi flatteur que pour les trois femmes-vampires : il est laid, est associé à des odeurs nauséabondes… Mais toute personne mordue par un vampire est, par la suite, irrésistiblement attirée par celui-ci, attirance au delà de la symbolique du désir vide de sens, et Mina Harker, tout en soulignant sa répulsion envers le comte, reconnaît cette ambiguïté :
« J’étais comme étourdie et, chose étrange, je n’avais nulle envie de m’opposer à son désir » (p470). Par ailleurs, le comte a pleinement conscience de l’attractivité que possèdent les femmes-vampires sur les hommes mortels ; ainsi, voici comment il présente à Mina sa future existence en tant que dévouée :
« Et vous, leur alliée très chère, très précieuse, vous êtes maintenant avec moi, chair de ma chair, sang de mon sang, celle qui va combler tous mes désirs et qui, ensuite, sera à jamais ma compagne et ma bienfaitrice. Le temps viendra où il vous sera fait réparation ; car aucun parmi ces hommes ne pourra vous refuser ce que vous exigerez d’eux ! » (p471). Au delà des personnages, les figures des Vampires peuvent être perçues comme la représentation de la part d’ombre en nous, ombre qui projette fantasmes et répulsions dans notre sexualité. Et donc, si Mina tombe sous la totale domination de ce que Dracula représente…
Plus précisément, il est remarquable à quel point les personnages se libèrent des chaînes culturelles qui lient leur sexualité face à la mort.
Ce n’est ni morbide, ni "gothique" pour moi, c’est simplement que ces même personnages, dans la situation dans laquelle ils sont, relativisent l’apport de leur culture et, en s’éloignant d’elle, perdent confiance et surtout se libèrent. L’idée qu’un mal encore plus grand, cette même société, rend possible l’intrusion en nous du monstre que nous chassons est un thème principal de l’œuvre.
Et que penser de l’aspect symbolique de la morsure du vampire ?
De nombreux critiques ont souligné son caractère éminemment sexuel. Le vampire visite en effet ses victimes la nuit, le plus souvent dans leur lit lorsqu’elles dorment ; il les mord dans le cou, qui est un endroit du corps sensiblement érogène. Dans le roman de Bram Stoker, les personnages masculins tentent de sauver Lucy Westenra de la mort en pratiquant des transfusions, lesquelles sont explicitement associées à des formes de mariages, à des unions vitales entre les hommes et la jeune fille. Dans ce cas, le vampire, qui aspire, lui, ce sang, brise cette union vitale pour construire une autre forme d’union, mortelle celle-ci, entre lui-même et sa victime.
C’est une représentation, parmi d’autres, de l’abandon possible dans le rêve. Dans le cas de Mina d’ailleurs, lorsqu’elle sortira de l’influence du comte, dira être comme sortie d’un rêve.
Soulignons plus précisément le passage de la domination des Femmes-Vampires. Jonathan s’apprête à recevoir le baiser mortel des trois femmes-vampires quand le comte apparaît brusquement et les repousse ; s’ensuit cet extrait :
« La jeune femme blonde, avec son sourire provocant, se retourna alors pour lui répondre : - Mais vous-même n’avez jamais aimé ! Vous n’aimez pas ! Les deux autres se joignirent à elle, et des rires si joyeux, mais si durs, si impitoyables retentirent dans la chambre que je faillis m’évanouir. Au vrai, ils retentissaient comme des rires de démons. Le comte, après m’avoir dévisagé attentivement, se détourna et répliqua, à nouveau dans un murmure : - Si, moi aussi, je peux aimer. Vous le savez d’ailleurs parfaitement. Rappelez-vous ! Maintenant, je vous promets que lorsque j’en aurai fini avec lui, vous pourrez l’embrasser autant qu’il vous plaira ! » (p91).
Le monstre n’est pas déshumanisé mais simplement au delà de toute pression culturelle ou sociale et il rassemble ainsi sous un angle nouveau les désirs et les valeurs de l’humain en face de lui.
Dans cette scène, Jonathan accepte peu à peu la tentation et le désir naissant comme une bouffée d’air pur de ces tentatrices morbides même si accepter l’acte est perdre l’objet d’équilibre de son existence, son amour passionnel pour qui il était dévoué. Plus encore, la scène est une véritable métaphore romantique de l’Amour face aux désirs. Dracula représente sous ce point de vue l’expression la plus achevée de l’Amour dont le désir est paterné avec fermeté mais compréhension. Il représente l’Amour sans doutes ni pression, celui qui dépasse le conscient, mais mélancolique et incompris alors que Jonathan, figure que ce qu’aurait pu être Dracula encore mortel, reste faible, malléable et se fatigue de son état.
Freud aurait put décrire grossièrement la scène ainsi :
Les trois femmes représentent l’
inconscient, Jonathan le
moi et Dracula le
sur-moi.
(Je note ça parce que cette manière de voir le récit est difficile à analyser et à écrire pour moi, j’utilise donc le maximum des idées qui me viennent ! Excusez moi donc de cette imperfection narrative et ces biais parfois criticables, mais souvent l'idée n'est pas aussi claire sur le clavier que dans le tête.
)
La facilité du désir rend le désir fugace et méprisable, nécessaire à la perte de soi figuré par la mort et l’état de non-vie, alors que fondé dans un Amour vrai, difficile à épanouir mais aux possibilités insondables, le désir devient noble et raffiné, doux éternel et nécessaire à la vie.
Chez Bram Stoker, Dracula est un vampire qui transcende le désir, qui ne le signifie pas sans nuances, celles apporté par l’Amour même qu’il porte en lui. Cet Amour qui n’a plus eu de sens dans l’existence par sa propre faute a fait naître sa condition d’éternelle errance. C’est pour ça que je le vois aussi comme une très belle représentation de l’Amour en tant que fil directeur de la vie, un Amour sans objet.
Bon, maintenant discutons. Le débat est ouvert.